Sa vie et son oeuvre

Lucien SEGUY, ancien agronome au Cirad et inventeur des SCV, est un chercheur engagé depuis de nombreuses années aux côtés des paysans du Sud. Il a travaillé avec Serge BOUZINAC, Olivier HUSSON, Hubert CHARPENTIER, au sein du Cirad et avec des paysans français comme Christian ABADIE, Jean-Claude QUILLET, Noël DENEUVILLE, …

Lucien Séguy, 1944-2020, agronome du génie végétal

Premiers pas

Lucien Séguy est né dans une famille de petits paysans du nord Dordogne, fiers de leurs racines et durs à la tâche. Il sera le seul de sa fratrie de quatre frères et sœurs à accéder à l’université. Diplôme d’ingénieur agronome de l’ENSA Toulouse en poche, suivi d’une spécialisation en pédologie à l’ORSTOM (ex IRD…) de Bondy, il épouse Jacqueline qui l’accompagnera durant toute sa carrière. Son service civil se déroule au Sénégal de 1967 à 1969 ; à la grande station IRAT (Institut de Recherche Agronomique Tropicale) de Bambey, il préfère une affectation en brousse, Sefa. Il y refait une carte pédologique et s’attaque à l’amélioration du travail du sol en traction animale des rizières de Casamance.

En 1969, l’IRAT l’affecte dans l’Ouest Cameroun à Dschang où il monte et accompagne des projets rizicoles sur les plaines des M’Bos et de N’Dop. Il y conduit des travaux sur les systèmes de culture et l’amélioration variétale du riz pluvial et irrigué. Ses analyses des interactions entre génotype et environnement, soulignant l’influence majeure de la fertilité des sols sur les attaques de pyriculariose, le font remarquer et sont toujours citées.

Ses travaux et réalisations alliant recherche et développement interpellent des responsables de la recherche agronomique brésilienne, et fin 1977, il devient le premier expert IRAT en poste au Brésil, affecté auprès de L’EMAPA de l’état du Maranhão. Il travaillera au Brésil jusqu’à sa retraite en 2009, et au-delà. De 1977 à 1982, il monte avec l’aide de Serge Bouzinac des études sur la culture du riz pluvial pour, chez et avec des petits paysans sans terre. Les systèmes de défriche-brûlis manuelle, sur ces savanes secondaires à Palmiers Babaçu sont comparés à des systèmes en traction animale, immédiatement abandonnés en raison des érosions catastrophiques qu’ils induisent. Premier signal sur la nécessité du semis direct dans ces écologies tropicales. Mais Lucien et Serge sont informés que leurs activités avec les sans terres du Nordeste, ne sont pas du goût de tous. Dans ces régions du Brésil, à cette époque, le message est sans ambiguïté, il faut partir, vite. L’EMBRAPA – CNPAF (Centre National Riz & Haricot) de Goiânia intéressé par leurs résultats les accueille.

1982, nouveau milieu, donc. Les Cerrados du Centre Ouest brésilien (Mato Grosso, Goiás, Tocantins…), un biome de savanes arborées, plus de 200 millions d’hectares sur lequel avance un irrépressible front pionnier d’élevage extensif et d’agriculture mécanisée. Des sols latéritiques, acides, vides de nutriments… longtemps considérés comme impropres à toute forme d’agriculture rentable. Peu importe, la conquête de la terre est en marche : défriche, riz pluvial, monoculture de soja sur travail du sol simplifié avec des outils à disques … semelle de labour, érosion ! Une dévastation à échelle industrielle. Le diagnostic est vite posé, les premières recommandations, simples, adaptées suivent : combiner rotation de cultures commerciales (soja/riz, soja/maïs) et succession annuelle où à la culture commerciale, succède une safrinha secondaire (maïs, sorgho ou mil) avec des préparations de sols profondes (labour dressé aux socs, scarification avec des outils à dents). Ces systèmes de travail du sol profond ont du succès et sont très largement diffusés. Mais l’avènement du Semis Direct dans les régions subtropicales du sud du Brésil va venir changer le paradigme des travaux de Lucien et Serge.

L’invention, le Semis Direct sur Couverture Végétale (SCV) en milieu tropical

1984, visite à la Coopérative laitière centrale du Paraná à Carambeí, région des Campos Gerais, premiers échanges avec les agronomes Hans Peeten, Josué Nelson Pavei … et les agriculteurs Nonô Perereira et Franke Dijkstra, pionniers du semis direct dans cette région du Sud.

1985, un producteur éclairé du Mato Grosso, Munefumi Matsubara, leur ouvre grand les portes de sa fazenda … et sa bourse. Des alternatives en semis direct sont rigoureusement comparées aux systèmes avec travail du sol profond ou superficiel. Au cours de ces cinq années décisives, les systèmes en semis direct sont plus productifs et rentables que les systèmes conventionnels ; ils sont aussi et avant tout les seuls à permettre une augmentation, de plus de 20%, des teneurs de matière organique des sols. Les systèmes sous couvert végétal (SCV) sont lancés, des étapes cruciales sont franchies avec l’insertion, en succession, en association des cultures commerciales, d’espèces telles que le sorgho, mil, les crotalaires, le Brachiaria… qui produisent de fortes biomasses valorisant des pluies marginales et surtout l’eau du sol.

Les principes techniques des systèmes SCV permettant de respecter les lois de fonctionnement des agroécosystèmes tropicaux sont posés, formalisés dans des documents scientifiques et didactiques. L’analogie centrale avec le fonctionnement d’un écosystème forestier tropical, se nourrissant sur lui-même dans des recyclages continus entre biomasses vivantes et mortes grâce à l’activité biologiques des sols offre un cadre fécond à la créativité agronomique de Lucien Séguy. Les couverts végétaux se présentent comme des pompes biologiques, recyclant les éléments minéraux, protégeant le sol des pluies tropicales, préservant une température optimale pour l’activité biologique et l’absorption racinaire … tout le contraire des sols mis à nu par le labour ou des techniques culturales simplifiées, incompatibles avec une gestion durable de la ressource sol.

Ces travaux sont conduits via de multiples partenariats, en interaction avec une diffusion active de ses résultats par les fondations et associations de producteurs. Avant l’an 2000, les SCV couvrent déjà -et ont sauvé- des millions d’hectares de terres agricoles dans les états de Goias, Mato Grosso, Tocantins, Maranhão, Piauï … recoupant une vaste diversité pédoclimatique tropicale dans laquelle les SCV se diversifient. Ils inventent de nouvelles alternatives, sur des couvertures végétales maintenues vivantes sous la culture, encore plus efficientes, comme le soja sur couvert permanent de chiendent (Cynodon dactylon) ou le maïs sur arachide pérenne (Arachis pintoï). Avec le groupe Maeda, les SCV sont adaptés à la culture cotonnière, le préalable à son essor rapide dans le Mato Grosso.

En parallèle, ils développent avec James Taillebois, un sélectionneur du CIRAD, un programme de sélection génétique de riz avec pour objectif premier d’élargir l’adaptabilité des variétés créées et leurs tolérances aux maladies fongiques, en sélectionnant en conditions pluviales, de l’équateur jusqu’au subtropical, des croisements entre pools d’origines pluviales et irriguées. Ces variétés vont voyager dans de nombreux pays tropicaux et subtropicaux faisant montre de leur grande plasticité qu’elles tirent de leur base génétique et des systèmes SCV dans et pour lesquelles elles sont sélectionnées.

Lucien et Serge ont inspiré des milliers d’agriculteurs, agronomes et chercheurs brésiliens sur la base de leurs travaux précurseurs et visionnaires sur les systèmes sous couvert végétal pour les écologies tropicales du Brésil. Ils ont accueilli des visites de tous pays et continents se faisant les premiers et les meilleurs ambassadeurs des SCV du Brésil.

Informer et former le monde

A partir de 1984 et jusqu’à sa retraite, Lucien réalise tous les ans des missions d’appui auprès de collègues chercheurs, agronomes et de projets de développement publics et privés dans de nombreux pays tropicaux d’Afrique, d’Asie du Sud-Est. Madagascar, île continent aux innombrables écosystèmes tropicaux, sera grâce aux partenariats tissés et aux financements de nombreux projets par l’Agence Française de Développement (AFD), une antichambre pour les petites paysanneries de ces techniques nées dans les dynamiques agro-industrielles du Brésil. D’autres projets suivront, principalement sur financements de l’AFD, en Côte d’Ivoire, Gabon, Cameroun, Sénégal, Tunisie, Vietnam, Laos, Cambodge… permettant de décliner les principes des SCV en pratiques adaptées aux conditions sociales d’agricultures familiales parmi les plus démunies de la planète.

Avec le Pr João Carlos Sá, de l’Université de Ponta Grossa (Parana, Brésil), ils organiseront, toujours grâce aux financements de l’AFD, de 2006 à 2011, six éditions d’une formation internationale sur les SCV et la dynamique de matière organique du sol, rassemblant plus de 90 agronomes, vulgarisateurs et chercheurs travaillant en partenariat avec le CIRAD dans plus de 13 pays du Sud. Tous ces pays, et d’autres, ne peuvent plus ignorer cette information clef, pour l’humanité : on sait dorénavant faire pousser, sous les tropiques, les grandes cultures annuelles pluviales, de façon durable, rentable et accessible. Un nouveau pilier est disponible pour renforcer la sécurité alimentaire mondiale et l’autonomie des pays du Sud.

En 2009, à sa retraite du Cirad, il poursuit ses appuis à travers la planète auprès des acteurs convaincus par la pertinence des voies agronomiques qu’il continue d’ouvrir. Des réseaux se montent qu’il anime, partageant sa vision, ses idées, sa créativité et son humour. A l’invitation d’un agronome du Québec, Louis Pérusse, il se lance dans l’adaptation des SCV aux conditions continentales ; ils remettent à l’honneur les blés d’hiver semés à la volée dans le soja trois semaines avant la récolte, gagnant un mois de croissance avant l’hiver et avançant la récolte d’un mois. Ce calendrier, profondément remanié par rapport aux schémas basés exclusivement sur les cultures de printemps, ouvre une fenêtre pour implanter à la volée dans les blés murissant des mélanges de plantes de couverture. Ces derniers apportent alors ici, comme partout, de façon intégrée, par et pour le biologique, recharge en matière organique et de multiples fonctions écosystémiques telles que la fixation azotée par les légumineuses, la stimulation de fonctions microbiennes symbiotiques et non symbiotiques, la création et l’entretien d’une forte macroporosité par les effets combinés de puissants systèmes racinaires et la stimulation d’une forte activité des vers de terre, le contrôle des adventices par la couverture du sol… .

Au Sud du Brésil, dans les États de Santa Catarina et du Rio Grande do Sul, il travaille avec de jeunes agronomes brésiliens à la conception et à la diffusion sur des centaines de milliers d’hectares, des couverts multifonctionnels à base de mélanges complexes composés de 10 espèces et plus. Il est invité en 2009 en Argentine et en Uruguay par Jean Waymel, agriculteur d’origine française, avec qui il développe des SCV diversifiés intégrant le semis à la volée sur couvert végétal, y compris de culture à grosses graines comme le soja. Ces techniques pratiquées à très grande échelle accroissent les vitesses d’implantation des cultures et la résilience des systèmes de production dans un climat de plus en plus variable.

Sa passion pour la diversité végétale, ses talents de naturaliste, l’ont amené à explorer inlassablement de nombreuses espèces végétales tempérées et tropicales, à proposer des mélanges de plus en plus efficaces alliant cultures annuelles et pérennes, et aux fonctionnalités et morphologies aériennes et racinaires diversifiées, le cœur des SCV.

Même en France !

Il initie également dès le milieu des années 1990 des échanges avec quelques agriculteurs français, en métropole et plus tard dans des départements et territoires d’Outre-Mer (Réunion, Antilles, Nouvelle Calédonie).

Avec ces pionniers des SCV en France (Jean-Claude Quillet, Hubert Charpentier, Christian Abadie, Sandrine Gallon & Alain Coudrillier, Noël & Lydie Deneuville, Bertrand et Patrick Aubéry …), il expérimente dans des écologies aussi diverses que les rives et coteaux de la Loire, la Champagne berrichonne, les collines du Gers, la Camargue, les versants de la Montagne Pelée… dans des systèmes céréaliers, de polyculture élevage, des bananeraies, en conditions pluviales ou irriguées.

Quelles espèces et associations d’espèces pour les couverts d’hiver, d’été, en fonction des conditions de milieux… Comment les semer dans les différentes cultures, en dérobée, en succession, à quelle date, à quelle dose… ? Ce savoir-faire et ces connaissances sont à défricher et organiser par des essais. Tous ces agriculteurs rallongent, diversifient leurs rotations, intègrent des légumineuses via les cultures (pois d’hiver, de printemps, soja…) et les couverts, éventuellement fourragers (vesce, féverole, gesse, trèfles…). Les fermes d’élevage conquièrent par-là leur autonomie en protéines. Aux techniques de couvertures mortes, tuées avant semis de la culture, viennent, ici aussi, s’ajouter des couverts vivants de luzerne sur argilo-calcaire, de trèfle ou de lotier sur les sols plus acides ou hydromorphes, faisant encore gagner en coût et en flexibilité face aux aléas du climat et des marchés.

Ils testent et mettent en commun les acquis, sur leurs fonds propres, un réseau se coopte pour avancer. Lucien l’anime en structurant les essais et en maintenant le cap agrologique des SCV, même quand les résultats escomptés ne sont pas immédiatement au rendez-vous.

Les SCV de mieux en mieux maîtrisés intègrent progressivement l’ensemble des terres cultivées sur ces fermes, remaniant profondément leur système d’exploitation. Les parcs matériels se simplifient, les grosses puissances de traction pour les préparations de sol n’ont plus lieu d’être. Il faut aussi être autonome pour ses productions de semences de couverts, la législation interdisant dons, échanges ou ventes entre agriculteurs, même pour des espèces et variétés libres de droit d’obtenteurs ou plus disponibles sur le marché ; les semences commerciales ne sont pas forcément optimales pour les systèmes et restent onéreuses, utilisées à bonne dose.

Plus aucune de ces fermes n’utilise d’insecticides, que ce soit en foliaire, au sol ou en traitement de semences, sur quelques cultures que ce soient, ni d’anti-limaces. Des fongicides ne sont appliqués qu’exceptionnellement sur les céréales à paille et colza, au quart ou à la moitié des doses préconisées, lorsque des conditions climatiques propices au développement des champignons pathogènes surviennent à un stade critique de ces cultures. Les herbicides demeurent, à faible dose, principalement pour le contrôles des couverts. Les apports d’azote minéral sur céréales à paille et maïs diminuent progressivement pour atteindre 10 à 12 unités par tonne de grains, une efficience quasi doublée en comparaison des exploitations avoisinantes. Toutes ces fermes qui pratiquent les SCV depuis plus de 15 ans obtiennent les meilleures performances techniques (rendement, qualité nutritive et sanitaire des grains) dans leurs régions respectives ; elles ont, dans le même temps, réduit leurs charges en intrant et carburant de 39%, par rapport à des itinéraires dits raisonnés (travail du sol simplifié, dose d’intrants modérée), à 58%, par rapport à des références ayant recours au travail du sol conventionnel et aux pleines doses d’intrants.

Sur tous ces résultats, Lucien communique beaucoup, avec fougue et passion … même si, après une vie au contact des acteurs du développement et de la recherche au Brésil, l’inertie, parfois bavarde et suffisante, de l’agriculture française ne cesse de le surprendre au vue de la crise dans laquelle se débat une immense majorité de producteurs et l’état général de nos sols.

Quels enseignements pour l’avenir de notre agriculture ?

Il y a tant à retenir de ce parcours immense, pour qui voudrait continuer le travail de Lucien Séguy sur les chemins du développement et de la connaissance des SCV à travers le monde.

Pratiquer les SCV, c’est vouloir orchestrer la transformation des milieux que l’on cultive par et pour la puissance du végétal. C’est penser et organiser des flux puissants de biomasses diversifiées pour capter, stocker et restituer en continu l’énergie solaire par les plantes et la vie du sol. Nous savons aujourd’hui que cela nécessite de maintenir les sols couverts en permanence, de mobiliser une grande diversité végétale au sein des rotations via des couverts multi-spécifiques, et de réussir à abandonner toute forme de travail du sol. Ce dernier point est très débattu peut-être car il est le symbole le plus emblématique d’un changement de modèle radical ; sûrement parce qu’il est celui qui pose le plus de problèmes de mise en œuvre dans les phases de transition et pour certaines cultures pour lesquelles des référentiels techniques solides manquent encore. Il est pourtant celui pour lequel la connaissance scientifique est la plus solidement établie ; travailler le sol, même de façon superficielle et épisodique, nuit partout, que l’on soit dans la Nièvre, au Québec ou au cœur du Mato Grosso, à la vie du sol et aux capacités de stockage et de restitution de l’énergie qu’elle construit. Travailler le sol, c’est se condamner à faire un travail de Pénélope, toujours défaire dans la nuit du sol ce que les plantes photosynthétis(s)ent le jour. C’est se condamner à rester dans un entre-deux technique, à se couper d’une effectivité pleine, entière et continue des processus naturels qui viennent organiser la fertilité des sols et contribuer au contrôle des bio-agresseurs de nos cultures. C’est par le respect de ces 3 principes pratiques des SCV que les apports importants et continus de matière organique nourrissent une biodiversité microbienne et invertébrée de plus en plus riche, complexe et foisonnante et que peuvent s’auto-organiser nos sols cultivés.

Développer des systèmes de culture et de production en SCV requiert tout d’abord d’abandonner l’idée de recette applicable pour se lancer dans l’exploration libre mais méthodique d’un immense champ de possibles. Cela demande d’imaginer et apprendre à mener des rotations répondant à nos objectifs de production où cultures et couverts végétaux se relaient pour tendre vers des sols couverts 365 jours sur 365. Cela demande aussi, au début, de l’audace pour rompre les amarres avec le confort rassurant des pratiques conventionnelles, instituées. C’est accepter d’en passer par des décisions contraires à ce que l’on nous a appris, à ce que l’on nous recommande. C’est refuser de voir un salut dans la « high tech » prétendument révolutionnaire que l’on impose à des agriculteurs surendettés, pour oser la complexité du vivant et l’autonomie. C’est entrer, pour la première fois avec le semoir dans un « gros » couvert végétal, plus tard préférer semer à la volée dans des couverts vivants ou par-dessus des cultures murissantes … en se demandant tout de même, pour une fois à l’unisson avec les voisins, si l’on n’est pas devenu un peu dingo ! C’est aussi se retenir de faire cet insecticide en acceptant l’idée qu’il y a plus, à terme, à y perdre qu’à y gagner, préférer nourrir des ravageurs en les leurrant plutôt que de les tuer et renoncer à leurs ennemis naturels, etc. Toutes ces remises en questions des pratiques courantes dissolvent, l’un après l’autre, les repères en vigueur et s’apparentent au franchissement d’un miroir, derrière lequel se cueillent les bénéfices que nous servent les processus naturels activés ; un miroir derrière lequel aussi les systèmes avec travail du sol apparaissent pour ce qu’ils sont, absurdes et contre-nature. Cette transformation de nos façons de cultiver nous a transformé autant que nos sols et nos exploitations, et pourtant nous sommes conscients d’être à l’orée d’un immense territoire que nous commençons à peine à explorer, source de confiance en l’avenir et d’une humilité heureuse. Lucien Séguy voulait avancer sans relâche dans ce territoire de la biodiversité et du génie végétal au service d’une agriculture toujours plus propre et performante.

La recherche éprouve aussi des difficultés pour s’emparer de ces étranges objets techniques que sont les systèmes de culture à base de semis direct sur couverture végétale ; ces objets techniques déroutent car ils tirent leur efficience des processus naturels qu’ils activent ; des processus naturels qui, dans la durée, organisent nos sols et donnent aux écosystèmes que nous cultivons leurs grandes fonctions de gestion de la fertilité et d’autorégulation des nuisibles divers, adventices, phytophages, maladies …

Cette médiation essentielle du naturel crée une distance entre le geste pratique et l’effectivité associée, mesurable dans nos parcelles et nos fermes. Elle rend ainsi les approches factorielles de l’agronomie classique, fondées sur les analyses des liens présupposés entre pratique et effet, impropres à l’étude et à la conception de ces systèmes. Car ceux-ci ne résultent pas d’une combinaison de facteurs mais sont création émergente d’un milieu cultivé complexe et transformation concomitante des perceptions et connaissances de celles et ceux qui les pratiquent.

C’est pour nous avoir aidés à nous engager dans cette double transformation que nous tenions ici à te remercier, Lucien.

Puisse ton formidable legs être compris et repris par des acteurs et politiques, clairvoyants, courageux et ambitieux.


Article publié dans la revue TCS (Techniques Culturales Simplifiées) – « Agronomie, Ecologie et Innovation – TCS N° 108 Juin-Juillet-Août 2020 »

Article rédigé avec les sources de http://open-library.cirad.fr